Alain Mabanckou
« Je suis fait de ce que j'ai lu » Montaigne

Berado, dit prince de Zamunda, écrivain en herbe, est accusé du meurtre de son « grand du quartier » et compatriote congolais, Benoît. Incarcéré, Ramsès de Paris, qui a facilité son arrestation, lui remet une liste de cinquante-cinq livres dont il devra s’inspirer pour raconter sa version des faits. Entre explications alambiquées et faisceau d’indices accablants, Berado est invité à tirer le meilleur de sa plume pour espérer convaincre de son innocence.
Le roman Ramsès de Paris d’Alain Mabanckou ne laisse pas indifférent, tant sur le fond que sur la forme.
Sur la forme
Il convient de signaler d’emblée que ce roman se distingue par la simplicité de son écriture, ce qui le rend accessible à un large public. Dans cette même optique, l’auteur va plus loin en intégrant des expressions prosaïques et vernaculaires du Congo. À la page 224, on retrouve ainsi des expressions comme « mon grand du quartier », pour désigner un voisin plus âgé, ou « mon petit papa », pour s’adresser à un oncle paternel plus jeune que le père biologique. Plus loin, à la page 235, Maman Mushama se plaint ainsi : « Je me suis sacrifiée pour lui, et il me récompense comme ça, hein ». Le « hein » final sert ici de constat d’une situation que le personnage semble déplorer.
À côté, on perçoit très clairement la volonté de l’auteur d’infuser une dimension sarcastique dans son œuvre, notamment à travers le choix des noms de ses personnages, qui sont volontairement fantasmagoriques. Ainsi, à la page 115, apparaît Papa Maboko Pamba, un nom issu du lingala, une langue locale largement parlée dans la sphère congolaise. Littéralement, ce nom signifie « papa les mains vides », suggérant en réalité la pauvreté matérielle, tout en introduisant un humour subtil. Le choix de ce nom va au-delà de la simple comédie : il permet à l’auteur de peindre, en quelques mots, la réalité socio-culturelle de la région, tout en invitant le lecteur à sourire de cette absurdité apparente.
À la même page, un autre personnage porte le nom de Zéro Faute. Ici encore, le sarcasme est manifeste. L’usage de tels noms traduit une stratégie narrative où l’humour, la critique sociale et la caricature se combinent pour créer une lecture à la fois divertissante et réflexive.
Plus largement, ces choix révèlent la volonté de l’auteur de transmettre au lecteur un aperçu de la vivacité et de la joie de vivre propres aux populations des deux Congo, malgré les difficultés ou contradictions de la vie quotidienne. Les noms eux-mêmes deviennent des vecteurs d’expression, reflétant non seulement des traits de caractère mais aussi une philosophie de vie empreinte d’humour et de résilience. Ainsi, le sarcasme et la fantaisie des noms servent à la fois de critique sociale et de célébration de l’esprit populaire, donnant à l’œuvre une profondeur qui va bien au-delà de l’anecdote ou du simple comique.
Au-delà des personnages fictifs et caricaturaux, l’on retrouve également des figures bien réelles. C’est le cas de Berado, surnommé le « prince de Zamunda », une personnalité bien connue sur la place parisienne. À ses côtés apparaissent des noms qui ne passent pas inaperçus, tels que le légendaire Koffi Olomidé, icône incontestée de la rumba congolaise, Fally Ipupa, Ferre Gola, ou encore Tabu Ley et d’autres artistes ayant profondément marqué l’histoire de la musique congolaise. Ce roman se présente ainsi comme une œuvre qui mêle habilement fiction et réalité.
Sur le fond
Ce livre se présente avant tout comme un hommage à la littérature dans son ensemble. Composé de 55 chapitres, il a pour particularité de donner à chacun d’eux le titre d’un autre livre. Ces chapitres constituent ainsi l’ossature de l’ouvrage, chaque récit entretenant un lien subtil, tantôt avec le titre, tantôt avec le contenu du livre de référence. Ce procédé ne génère aucune incohérence : au contraire, il confère à l’ensemble une cohésion singulière. C’est là toute l’originalité de ce projet littéraire, qui tisse un dialogue constant entre l’imaginaire narratif et les expériences de lecture de l’auteur, puisque chacun de ces titres semble issu de ses propres découvertes littéraires.
Parmi ces chapitres, le trente-deuxième a particulièrement retenu notre attention : intitulé L’Étranger, il met en scène Berado, le narrateur principal, qui évoque les circonstances du décès de sa mère et son absence à ses côtés lors de cet instant crucial. Cette séquence fait immédiatement écho à l’incipit devenu mythique du roman L’Étranger d’Albert Camus : « Aujourd’hui, maman est morte. » Ce parallèle, loin d’être fortuit, illustre la capacité d’Alain Mabanckou à réinventer, détourner et réinterpréter des références majeures de la littérature mondiale pour nourrir sa propre création.
En procédant ainsi, l’écrivain témoigne non seulement de sa créativité, mais aussi de son art de bâtir des passerelles entre héritage littéraire et invention personnelle. N’est-ce pas, au fond, la vocation première de l’écrivain : imaginer l’inimaginable, tout en transformant ses lectures en matière vive pour de nouvelles histoires ?
Au-delà de son aspect purement littéraire, ce roman met en lumière la culture congolaise, notamment à travers la rumba congolaise, désormais inscrite au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO, et la sapologie, reconnue par le dictionnaire de l’Académie française.
Concernant la rumba, l’auteur convoque régulièrement ses grandes figures dans le récit, à l’instar du légendaire Koffi Olomidé ci-haut mentionné. À la page 100, il exprime le désir d’écrire une belle chanson de rumba en s’inspirant des textes du poète sénégalais Birago Diop, qu’il paraphrase en ces termes : « … ils sont dans l’ombre qui s’éclaire et dans l’ombre qui s’apaise, les morts ne sont pas morts… »
L’auteur évoque également Ferre Gola et Fally Ipupa, représentatifs de la jeune génération qui perpétue et revitalise la rumba congolaise. Par ce biais, le roman rend hommage à un art musical qui traverse les générations tout en évoluant avec elles.
La sapologie occupe également une place centrale, notamment aux pages 54 et 55. Ce concept, créé par les Congolais, est issu de l’acronyme S.A.P.E. ( Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes ), un mouvement né à Brazzaville dans les années 1960. Le terme a progressivement donné naissance à la notion de sapologie, qui a fini par être reconnue par l’Académie française. À travers ce mouvement, l’auteur met en lumière une forme d’affirmation culturelle et identitaire, où la mode devient un art de vivre et un moyen d’expression sociale.
Ainsi, le roman ouvre les portes des deux Congo au monde, offrant un panorama de leur créativité et de leur capacité à enrichir le patrimoine culturel universel. Il ne se limite pas à raconter une histoire : il fait rayonner la culture congolaise, à travers la musique, la mode et les pratiques sociales, tout en invitant le lecteur à redécouvrir ces richesses dans une perspective littéraire et universelle.
Enfin, le roman dresse un portrait saisissant des frasques et des épreuves des expatriés congolais en Europe. À rebours des stéréotypes largement répandus, il montre que la vie européenne n’est pas toujours aussi idyllique qu’on pourrait le croire. La précarité, endémique pour de nombreux expatriés sans papiers, les expose à toutes sortes de vulnérabilités. Beaucoup vivent dans la promiscuité faute de pouvoir trouver un emploi stable ou se loger dignement. Certains doivent recourir à l’achat de documents d’identité pour tenter d’obtenir un statut légal, tandis que d’autres n’ont d’autre choix que de mendier pour survivre.
Les plus habiles ou charmeurs, en quête de sécurité, s’attachent parfois à des femmes dont ils deviennent dépendants. C’est le cas de Benoît, qui vit avec Lilwenn après avoir négligé Mama Mushama, une compatriote auprès de qui il menait également sa vie. Berado, surnommé le prince de Zamunda, a, quant à lui, été contraint de s’amoracher avec une femme plus âgée, faute de pouvoir subvenir à ses propres besoins.
Ces exemples, loin d’être anecdotiques, offrent un éclairage précieux sur les réalités souvent méconnues des expatriés africains. Ils sensibilisent ceux qui, restés sur le continent, sont parfois prêts à tout dépenser, voire à risquer leur vie, pour tenter l’aventure européenne. Si ces situations ne constituent naturellement pas une généralité, elles rappellent néanmoins que la vie en Europe est loin de ce qui ressort souvent de l’imaginaire commun.
Conclusion
En définitive, Ramsès de Paris d’Alain Mabanckou se révèle bien plus qu’un simple récit romanesque. Par son humour subtil, son écriture accessible et ses références littéraires habilement tissées, le roman nous plonge dans un univers où fiction et réalité s’entrelacent, où culture congolaise et patrimoine universel dialoguent. À travers les frasques de ses personnages, les difficultés des expatriés ou la célébration de la musique et de la sapologie, l’œuvre nous invite à réfléchir sur les contrastes de la vie humaine, sur la résilience et sur la créativité qui naît des défis quotidiens. En somme, Mabanckou réussit à offrir au lecteur une fresque vivante, à la fois drôle, critique et profondément humaine, qui célèbre la richesse des expériences et des cultures africaines tout en rappelant la complexité de la condition humaine.
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