L'équation avant la nuit

Publié le 4 décembre 2025 à 11:44

Blaise Ndala

« L’histoire se répète d’abord comme une tragédie, puis comme une farce » Karl Marx

 

Beatriz Reimann, professeure de littérature et fille d’un defunt riche homme d’affaires, mène une vie paisible jusqu’au jour où un secret bouleversant vient tout chambouler. Son père, Walter Reimann officiellement un homme d’affaires chilien d’origine suisse se révèle être en réalité un ancien physicien nazi ayant activement participé au programme nucléaire de l’Allemagne nazie aux côtés de Werner Heisenberg, lauréat du prix Nobel de physique en 1932, sous la direction d’Adolf Hitler.

Choquée par cette découverte, Beatriz décide de mener sa propre enquête sur le passé obscur de son père. Avec l’aide de son ami Daniel Zinga, écrivain canadien d’origine congolaise, elle suit piste après piste pour reconstituer la vie de son père dont le vrai nom est Karl Holtzinger. Conscient du rôle crucial joué par l’uranium de son pays d’origine, l’ex Congo belge, dans la course à l’arme nucléaire durant la seconde guerre mondiale, Daniel s’impose la responsabilité morale d’accompagner Béatriz dans cette quête de vérité.

Ensemble, ils rencontrent d’anciens collaborateurs et témoins du passé de Karl, dans l’espoir de percer le mystère de ce personnage complexe et de comprendre les ramifications historiques et personnelles de ses choix.

 

 

Ce livre se distingue par la richesse de son contenu. Loin d’être un simple roman qui relate une succession d’événements, il convoque l’histoire à travers l’une des guerres les plus sanglantes que l’humanité ait jamais connues : la seconde guerre mondiale. Il s’agit avant tout d’un livre de mémoire, qui éclaire non seulement les débuts et les phases stratégiques du conflit, mais aussi des aspects souvent oubliés des ouvrages d’histoire traditionnels, comme le programme nucléaire nazi  l’Uranprojekt qui, heureusement, n’a pas abouti, et le Manhattan Project, qui, lui, a mené à la création de la bombe atomique, avec des conséquences à la fois tragiques et historiques.

À travers cette mise en perspective, le roman met en garde contre les dangers de la guerre dans un monde encore marqué par des convulsions bellicistes et souligne l’importance d’apprendre des erreurs du passé. Il rend ainsi un hommage indirect à Karl Marx, qui rappelait avec lucidité : « L’histoire se répète d’abord comme une tragédie, puis comme une farce ».

 

Le livre est engagé à plusieurs niveaux. Il aborde avec lucidité les problématiques qui minaient la société des années 1930 : colonisation, racisme, impérialisme. Dans une époque marquée par la normalisation de la ségrégation raciale, Blaise Ndala convoque les pionniers du mouvement de la négritude, tels que Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor, en les présentant comme des symboles d’une lutte noble et intellectuellement éclairée.

Le roman déconstruit les préjugés racistes largement diffusés et défendus par certains anthropologues européens de l’époque, à l’instar de Hans Günther, qui affirmait sans conséquences : « La race nordique est la plus douée pour la création de culture et doit être préservée de tout mélange. » À travers le personnage de Samuel Kongolo, jeune étudiant congolais fraîchement arrivé en Belgique, l’auteur montre combien ces hiérarchies raciales supposées étaient autant le reflet des excès et contradictions des colons que de préjugés imposés aux colonisés.

Samuel observe avec étonnement des comportements qu’il croyait réservés aux habitants de son village. Comme il le constate lui-même à Bruxelles : « Je croisais dans Bruxelles des détraqués se baladant à poil en décrivant à mots crus l'anatomie intime de Sa Majesté le roi. Il existait donc des Blancs frappés de démence, des simples d'esprit. Je vis le Wallon tendre une gamelle sale aux Namurois qui se rendaient à l'épicerie, je le surpris pratiquant le vol à l'étalage à Marche-en-Famenne. ». Cette mise en miroir des sociétés colonisées et colonisatrices permet à Ndala de déconstruire les stéréotypes raciaux, tout en invitant le lecteur à réfléchir sur les continuités et contradictions du racisme et de l’injustice sociale.

 

L’auteur explore également le dilemme moral lié à la possession de l’arme nucléaire, questionnant subtilement qui, entre américains et allemands, pouvait être considéré comme détenteur légitime ou illégitime de cette puissance de destruction. Il convoque notamment la célèbre lettre d’Albert Einstein du 02 août 1939 adressée au président Franklin D. Roosevelt, dans laquelle le physicien met en garde contre le risque que l’Allemagne nazie mette la main sur l’uranium congolais, essentiel à la construction de l’arme nucléaire. L’objectif était que les États-Unis obtiennent cet avantage avant les nazis, établissant implicitement une distinction entre l’acteur légitime, capable de disposer de l’arme, et l’acteur illégitime, qui ne devait en aucun cas y accéder.

Pourtant, Ndala invite le lecteur à interroger la pertinence de cette distinction. La puissance destructrice de l’arme nucléaire relativise toute logique de “légitimité” : posséder une telle arme ne confère pas automatiquement une supériorité morale. Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki illustrent tragiquement que, même avec des intentions supposées vertueuses, les États-Unis n’étaient pas plus légitimes que les nazis à détenir une arme capable d’anéantir des populations entières.

Ainsi, le roman interroge profondément les notions de morale, de responsabilité et de pouvoir dans un contexte historique où science et politique se rencontrent de manière décisive et inquiétante.

 

 

En somme, L’équation avant la nuit est à la fois un devoir de mémoire et une réflexion morale sur la Seconde Guerre mondiale. Blaise Ndala met en lumière le rôle complexe et souvent méconnu du Congo et du Canada, dont les minerais ont contribué à la construction de l’arme nucléaire et ont influencé l’issue du conflit. À travers cette mise en perspective, l’auteur montre la nature ambivalente des acteurs historiques : héros ou protagonistes contestables, leur statut dépend autant de leurs intentions que des conséquences de leurs actes. Ce roman nous rappelle que l’Histoire n’est jamais univoque et que la responsabilité humaine, face aux inventions et aux choix politiques, demeure au cœur de toute réflexion sur le passé



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